• HOMMAGE AU PROFESSEUR SI AHMED EL MEHDI


    C’est le 30 mars 2020, en fin de journée, que la funeste nouvelle nous est parvenue : notre frère et ami, le Professeur Si Ahmed El Mehdi venait de décéder, victime de son devoir, sur les premières lignes du combat mené contre la sinistre pandémie de la Covid 19 qui s’était abattue sur le pays. Depuis 24 heures, nous étions fébrilement à l’écoute du nouveau combat qu’il menait contre la mort. Amis et Collègues, nous nous rassurions. Nous avions appris qu’il était en réanimation, dans son service, entouré de ses collaborateurs qui faisaient l’impossible pour le sauver de ce coup du sort. Il va s’en tirer, c’est sûr ! On se refusait de croire à une issue fatale.

    Hélas, trois fois hélas !

    Le plus dramatique est que nous étions pieds et poings liés, loin de lui et de sa famille, paralysés par cet angoissant confinement imposé par une pandémie qui avait déjà commencé à égrener ses morts.

    Je connaissais Mehdi depuis 45 ans. Il a été pour moi, tout à la fois, un élève, puis un ami et enfin un Collègue parmi les plus brillants, les plus dignes et les plus continus dans leur métier et leur façon de vivre.

    Mehdi est né au cœur de la Grande Kabylie un 27 aout 1949, à Fort National, aujourd’hui Larbaa Nath Irathen, face au majestueux Djurdjura et fief de la Tribu rebelle des Irathen. Issu d’une digne et respectable famille de Marabouts, son père, Si Ahmed Mohamed Hocine , a fait partie de cette génération exceptionnelle d’instituteurs kabyles de la première moitié du 20ème siècle et dont le nombre se comptait sur les doigts des deux mains. Né le 5 décembre 1907, Si Ahmed père est diplômé de l’Ecole Normale de Bouzaréah en 1928, à l’âge de 21 ans.

    Les lois coloniales de l’époque disposaient que les instituteurs « indigènes »  devaient battre la campagne kabyle avant d’espérer une éventuelle affectation dans un centre urbain. C’est ainsi que Si Ahmed père a du être « instituteur-directeur » de plusieurs écoles de village, qui comptaient souvent pas plus de deux classes, parmi lesquelles celle du village d’Azzouza, village d’origine de ma propre famille. Ironie de l’histoire et hasard heureux et inattendu de la vie : plusieurs Meradji ont été, peut-être, parmi ses élèves, y compris……mon père ! Par la suite, après avoir complété son cursus par une licence de psychologie et un diplôme d’aptitude à l’inspection des Etablissements primaires, Si Ahmed père va occuper les fonctions d’inspecteur départemental de l’Académie de plusieurs villes d’Algérie de 1958 à 1975, date de sa retraite. Ces lourdes fonctions d’Enseignant et d’Administrateur ne l’ont pas empêché de répondre à l’appel du pays, en pleine lutte pour sa libération. Il fut ainsi Membre de l’OCFN de 1956 à 1962. Il fut rappelé à Dieu le 25 juin 1996, à l’âge de 89 ans.

    J’ai eu l’occasion et le plaisir d’avoir rencontré, dans les années 80, le père de Mehdi. J’avais été impressionné par la force tranquille qui émanait de sa personne, reflet de sa discrétion et de sa sagesse. Il était entouré d’une famille qui vouait au patriarche un profond et filial respect, mêlé d’une admiration sincère. Lorsque je demandais à Mehdi des nouvelles de sa famille, c’est avec beaucoup de respect et d’amitié que je me plaisais à utiliser le terme « d’Honorable Tribu des Si Ahmed ». C’était l’image que j’avais de sa famille.

    Mehdi va grandir au sein de cette famille où régnait une symbiose subtile entre traditions bien comprises et modernité critique. On ne peut saisir pleinement les qualités humaines du Professeur Si Ahmed sans connaitre celles de sa famille.

    Après des études primaires et secondaires au grè des affectations de son père, Mehdi est bachelier, à Alger, en 1967, série Sciences Naturelles. Il s’inscrit à la Faculté de Médecine. Sept ans après, en 1974, il est Docteur en Médecine.

    La Réforme des Etudes Médicales avait été enclenchée l’année précédente. L’ancien Concours d’Internat des Hôpitaux avait été remplacé par le Résidanat.

    En octobre 1974, je venais de rentrer de Constantine où j’avais été affecté, pour une durée de deux années, ainsi que plusieurs Collègues, après le dernier Concours d’Agrégation de février 1972. J’avais rejoint la CCA, dirigée, alors, par feu le Professeur Bachir Mentouri. J’étais chargé de l’Unité Hommes.

    La durée du Résidanat en Chirurgie était alors de quatre années. Pour la première, les Résidents devaient être affectés dans un service de chirurgie générale. Et c’est ainsi que j’ai rencontré Mehdi pour la première fois, en même temps qu’un groupe de nouveaux Résidents, copains de promotions, les Docteurs Amar Khimèche, Cherchali, Nouar, Hannouz et Ahmed Yahia, si mes souvenirs sont bons. Ils formaient une bande très sympathique, animée d’une joie de vivre, d’une grande ambition et d’une soif sincère d’apprendre leur chirurgie.

    Une différence d’âge d’à peine sept années me séparait de ces joyeux drilles. C’est ainsi que je fus naturellement sensible et accessible aux diverses manifestations de leur amitié respectueuse. Nos rapports enseignant-enseigné se déroulaient dans une ambiance à la fois ludique et studieuse.

    Mehdi manifestait déjà un comportement de sérieux, de régularité et de curiosité, mâtiné d’un certain dandysme frisant le flegme britannique. Cette première année fut fructueuse et agréable pour tous. Tout le groupe fut admis avec succès en deuxième année.

    En 1977, je récupère Mehdi et son copain le plus proche, Amar. Ils sont venus effectuer leur quatrième et dernière année de résidanat dans mon service, au C.H.U. ex-Parnet, actuellement Nefissa Hamoud, où j’avais été nommé un an auparavant. Mehdi, après l’obtention de son DEMS, est nommé Maitre-Assistant en 1979. Collaborateur précieux et engagé, il remplissait ses fonctions de chirurgien et d’enseignant avec sérieux et un sens aigu de la notion d’équipe.

    En 1983, il entame la préparation de sa Thèse de DESM sur le sujet que nous avions choisi ensemble, après mure réflexion : « Les récidives ulcéreuses post vagotomie hyper sélective » Il soutiendra brillamment sa Thèse l’année suivante devant un Jury présidé par le Professeur Mentouri. Toute la famille Si Ahmed était là. Mehdi, dans sa présentation, était convaincant, éloquent, captant l’attention de son jury par son sens didactique et la clarté de ses conclusions.

    Il fut admis au grade de Docent avec les félicitations du Jury.

    En 1985, le service de chirurgie que je dirigeais depuis 9 ans, fut transféré armes et bagages dans le nouvel Hôpital de Kouba, actuellement, Hôpital Bachir Mentouri.

    L’année suivante, Mehdi me fait part d’une décision qu’il avait prise et qui va marquer un tournant décisif dans sa carrière. Il décide de postuler au poste de Docent, Chef de Service par intérim, au nouveau C.H.U. de Blida. J’avais trouvé cette décision très courageuse, sachant l’immense chantier qui l’attendait.

    Ce qu’on risque révèle ce qu’on vaut (J. Winterson). J’étais sûr qu’il pouvait voler de ses propres ailes. J’approuvais donc totalement sa décision.

    En 1986, le C.H.U. de Blida en était à ses premiers balbutiements. Les services étaient éclatés dans différentes structures. Le personnel d’encadrement, dans les quelques spécialités médicales existantes, était réduit au minimum.

    Le Pr Si Ahmed débarque dans un service de chirurgie qu’abrite modestement une ancienne structure, la Clinique Farrugga. L’encadrement universitaire est embryonnaire et le service croule sous une importante activité de chirurgie d’urgence.

    « L’obstination est le chemin de la réussite » (C. Chaplin). Le Pr Si Ahmed va s’atteler à organiser le service et à mettre sur pied une équipe homogène tout en faisant face aux impératifs d’enseignement des étudiants et résidents.

    En 1991, il accède au grade de Professeur. Il est nommé Chef de Service titulaire l’année suivante.

    Après plusieurs démarches tenaces, il obtient la relocalisation de son service au niveau d’un pavillon réaménagé selon ses orientations au sien de l’hôpital Frantz Fanon devenu C.H.U.

    Les conditions d’un nouveau redéploiement du service étaient désormais réunies. Dans la perspective d’initier dans son service de nouvelles techniques chirurgicales, le Pr Si Ahmed va effectuer plusieurs stages dans différents services renommés d’Europe, à Paris, Lille, Clermont Ferrand, Rennes et à New Castle, en Grande Bretagne.

    Il avait déjà identifié et planifié les grands axes de son action pour les vingt ans à venir : chirurgie coelioscopique, chirurgie hépatique et transplantation d’organes. C’est ainsi que vers le milieu des années 90, il introduit dans son service la chirurgie coelioscopique. Mais pas que. Il est parmi les premiers chirurgiens, en Algérie, à rapidement étendre la technique à la chirurgie du colon, du foie, du rein, de la surrénale et de la rate, sans compter la chirurgie pariétale. Parallèlement, son équipe s’attaque à la chirurgie hépatique avec l’objectif de la transplantation hépatique. En 2002, il organise et met en place une unité de greffe rénale dont il effectue la première intervention, sur donneur vivant, l’année suivante. Poursuivant ses idées, il initie, en 2010, la greffe rénale à partir de don cadavérique tout en participant à la mise en place du cadre législatif de ce type de greffe.

    Il sera ainsi l’un des acteurs du projet de création d’un Institut National du Rein qui sera érigé à proximité du C.H.U. Frantz Fanon. Il est vrai que le meilleur moyen de réaliser l’impossible est de croire que c’est possible (Lewis Carroll).

    Outre son activité chirurgicale, le Pr Si Ahmed n’a de cesse de participer aux diverses activités pédagogiques de la Faculté. Il est Président, élu par ses pairs, de la CCHUR Centre de 94 à 99 et Vice-Président du Conseil de l’Ethique de l’Université de Blida. Au niveau du C.H.U., il est nommé DAPM de 92 à 97 et élu Président du Conseil Scientifique de 93 à 2002.

    L’expérience chirurgicale accumulée grâce à l’intense activité chirurgicale de son service va constituer le matériel d’études de pas moins de huit Thèses de Doctorat en Sciences Médicales dont il sera l’inspirateur et le Directeur.

    Le Pr Si Ahmed est élu membre de plusieurs Sociétés Scientifiques nationales et internationales. Lui et son équipe sont de tous les Congrès auxquels ils participent par de nombreuses et remarquées communications. Il est même élu Secrétaire Général du Syndicat des rangs magistraux. Il a enfin participé activement à la création et à la gestion pédagogique de l’Ecole Paramédicale du C.H.U. de Blida.

    Cette liste non exhaustive des responsabilités assumées par le Pr Si Ahmed suffit à illustrer la multiplicité, l’intensité et la continuité de ses actions au sein de l’Université de Blida. En signe de reconnaissance, la Faculté de Médecine lui décerne la Médaille du Mérite le 10 octobre 2013.

    Par son éducation, sa discrétion, son calme, sa modestie et surtout, son honnêteté intellectuelle, le Pr Si Ahmed était respecté et écouté par ses pairs et ses élèves. Régulièrement, je suivais personnellement son brillant itinéraire. Devenu chirurgien libéral en 1998, après avoir pris ma retraite, je continuais à avoir de ses nouvelles et à le rencontrer à l’occasion de divers Congrès. J’avais pris aussi la décision d’organiser chaque année, vers la mi-décembre, un diner regroupant mes amis proches, chirurgiens et non chirurgiens. Depuis vingt ans, cette tradition nous permettait de nous retrouver en tant que vieux amis, plus qu’autre chose, heureux et rassurés d’être encore tous là, depuis l’année passée. Mehdi faisait partie de mes invités. Je l’avais donc revu en décembre dernier. Je l’ai encore revu une dernière fois le 21 février de cette année. Je l’avais convié à assister à notre huitième Congrès de notre Association des Chirurgiens Libéraux que je présidais.

    En guise de conclusion de ce modeste et amical hommage, je voudrais rapporter une anecdote qui illustre la confiance totale que le Pr Si Ahmed accordait à son équipe qu’il avait créée à partir de presque rien.

    Il y a quelques années, il souffrait d’une lithiase vésiculaire. Il m’avait fait l’honneur et l’amitié de me demander de l’opérer dans son service méme. Ce que je fis quelques jours plus tard avec l’aide des Prs Khiméche et Azouaou. Les choses se passèrent au mieux. Personnellement, cet épisode me renforça dans l’idée que le Pr Si Ahmed était d’une profonde et conséquente honnêteté intellectuelle. Il croyait à ce qu’il faisait et réalisait.

    La somme de travail qu’avait effectué le Pr Si Ahmed pendant plus de trente ans ne pouvait se faire sans être adossée à une vie familiale réussie, paisible et heureuse. Ses enfants, par leurs qualités, sont un reflet parfait de leurs parents.

    Les conditions tragiques de la disparition du Pr Si Ahmed, victime de son devoir, marqueront pour longtemps ses Collègues et amis. Il est parti encore jeune. Malgré sa situation de pré retraite, il continuait à prodiguer ses conseils dans une ambiance de respect et de considération de la part de ses anciens collaborateurs.

    Après son décès, et à juste titre, les plus Hautes Autorités du pays l’ont honoré de la plus haute distinction : la Médaille de l’Ordre du Mérite National El-Athir.

    Mehdi laissera un grand vide au sein de sa famille avec laquelle nous compatissons. Il laissera aussi un grand vide au sein de ses élèves, de ses Collègues et de ses amis. Son parcours professionnel a été marqué au coin de la dignité, de la compétence, de l’engagement et du sacrifice. Il a toujours été convaincu que » ce qui vaut la peine d’être fait vaut la peine d’être bien fait » (N. Poussin).

    Comme on le dit si bien chez nous, en tant qu’homme, il fut un fils de famille.

     

                                                                                                                                                                      ALGER le 7 juillet 2020

                                                                                                                                                                    Professeur MERADJI Boussaad